La montagne des délices
Lorsque Ranuck se fut retiré, Peggy Sue sortit dans le jardin. Elle avait besoin d’air frais pour se remettre de ses émotions. Suivie de ses amis, elle déambula un moment entre les fontaines et les massifs de roses violettes. Des jeunes gens dormaient çà et là, recroquevillés sur des bancs de marbre. Quand on s’approchait d’eux, ils tressaillaient, ouvraient les yeux puis retombaient dans leur somnolence. Du côté des cuisines, le chien bleu surprit plusieurs individus couverts de pansements qui quittaient le palais, une cassette d’or sous le bras. Peggy Sue émit l’idée qu’il s’agissait des précédents « repas » de Ranuck. Un peu plus loin ils reconnurent Ranya ; elle avait la cuisse bandée et comptait des pièces d’or, une expression joyeuse sur le visage.
Quand Peggy s’approcha d’elle pour la questionner, la jeune fille déclara, d’un ton d’excuse :
— Dans la basse ville les gens sont très pauvres. Pour beaucoup d’adolescentes, il est moins grave de se faire un peu dévorer que de mourir de faim. Grâce à l’or ainsi gagné, elles pourront quitter la ville, s’établir à la campagne et oublier la menace de la Dévoreuse. C’est ce que je vais faire de ce pas. Ranuck ne vous a pas menti : il ne force personne à s’allonger sur sa table de banquet. Je suis venue de mon propre chef, en priant pour être sélectionnée, car le « casting » est sévère, je ne vous le cache pas. Il n’est pas facile d’être retenue. Si les pauvres ont échappé à l’asservissement de la drogue c’est parce qu’ils n’ont pas assez d’argent pour se payer un sorbet magique sur la montagne des délices ! Pour les riches, par contre, les prix prohibitifs pratiqués par les marchands de glaces ne posent aucun problème. Voilà pourquoi ils sont tous tombés sous le joug de la délicieuse gourmandise. La neige rose en a fait ses esclaves.
Ranya leur sourit et prit congé. Maintenant qu’elle était riche, elle comptait quitter Kromosa pour s’installer dans un endroit pas trop crevassé et y couler des jours heureux.
Les trois amis s’assirent sur un banc, et ils demeurèrent ainsi, dans l’odeur sucrée des fleurs, remuant des pensées moroses.
— Je vais vous dire ce que je pense au fond de moi, annonça soudain Peggy Sue. Les militaires n’ont que le mot guerre à la bouche. Je crois qu’ils ont pris l’habitude d’appeler « sorcier » tout savant qui cherche à comprendre le fonctionnement de la bête des souterrains. Si l’on en savait un peu plus sur elle, il serait peut-être possible d’entamer des pourparlers, de s’entendre, de signer une trêve… Hélas, dès qu’on fait mine de prendre contact avec la Dévoreuse, on est considéré comme l’un de ses complices, et aussitôt pourchassé. La fameuse « guerre contre les magiciens » a consisté, en réalité, à éliminer tous les scientifiques de Kandarta. Ces gens n’étaient pas plus magiciens que vous et moi, mais ils avaient commis l’erreur d’étudier la Bête d’un peu trop près… Je suis prête à parier que certains d’entre eux pensaient qu’il serait utile d’expédier un ambassadeur au centre de la planète pour prendre contact avec la créature. Les militaires ne voulaient pas entendre parler d’un éventuel traité de paix. Ils ont fait exterminer les savants par centaines, par milliers. Voilà pourquoi Kandarta est revenue au Moyen Age. Elle a perdu ses connaissances scientifiques. Pour conclure, je dirai : méfions-nous de Massalia, il ambitionne de prendre le pouvoir. Il a tout intérêt à maintenir la planète dans l’obscurantisme[18].
— Je suis d’accord avec toi, approuva le chien bleu. Avant de tuer la bête, il faudrait peut-être essayer de discuter avec elle.
— Vous êtes dingues ! s’emporta Sébastian. C’est un monstre. Elle dévore les enfants… Il faut la tuer. Dès que je pourrai m’approcher de l’arbalète je lui décocherai une flèche en plein cœur, et j’espère qu’elle en crèvera !
Alors que Peggy se préparait à protester, un serviteur vint les prévenir que la caravane était prête à partir ; le grand vizir n’attendait plus qu’eux pour gagner la montagne des délices. Ils le suivirent. Ranuck avait pris soin de se dissimuler au fond d’un chariot anonyme mais dont l’espace intérieur avait été somptueusement aménagé. Les gardes à cheval qui escortaient le convoi portaient des capes de toile sur leurs cuirasses, et leurs armes étaient cachées dans les sacoches de cuir pendant de part et d’autre de la selle.
La caravane s’ébranla aussitôt. Peggy Sue et ses amis, installés sur les coussins de fourrure du chariot de Ranuck, regardaient défiler le paysage dans l’entrebâillement du rideau couvrant la fenêtre. Le convoi avait pris la direction des remparts. Dès qu’il fut passé sous la herse de la grande porte, les chevaux pressèrent le pas.
— Cette portion de route n’est pas sûre, expliqua Ranuck. On y a dévalisé certains gourmets qui se rendaient à la montagne, les poches pleines d’or.
— Des gourmets ? s’étonna Peggy.
— Oui, nous préférons ce terme à celui de « drogué ». Si vous n’avez jamais goûté à la délicieuse gourmandise, vous ne pouvez pas comprendre.
Dehors la lande grise s’étendait à l’infini. Les chevaux s’engagèrent sur une route de montagne. Dès qu’ils eurent pris de la hauteur, un épais brouillard s’abattit sur la caravane et la température fraîchit. Peggy Sue et Sébastian frissonnèrent sous l’œil narquois de Ranuck qui avait revêtu un manteau d’astrakan.
— Nous approchons du sommet, dit-il en se versant une coupe de vin chaud. Bientôt vous verrez la neige produite par le souffle de la Dévoreuse. Ce phénomène n’a cependant rien de magique : en s’élevant vers le ciel, l’haleine de la Bête, chaude et chargée d’humidité, se change en flocons… des flocons roses qui tournoient et tapissent le pic d’une couche épaisse. Toute la zone neigeuse est sous le contrôle des trafiquants. Ils ont érigé des murailles de barbelés sur le pourtour du sommet et montent la garde jour et nuit. Ce sont des individus agressifs, avec qui mieux vaut ne pas discuter. L’aristocratie de Kromosa vient déguster les sorbets sur le lieu même de leur « récolte », car on ne peut transporter la neige jusqu’à la ville. Elle est fine, poudreuse, et s’évapore en trente secondes dès que la température grimpe d’un degré. La redescendre au niveau de la plaine est impossible.
Sébastian écarta la toile de protection pour jeter un coup d’œil à l’extérieur. Une sorte de halo rosâtre entourait le pic, noyant le sommet de la montagne dans un brouillard irréel. De fins flocons voletaient dans la brume telle une poussière impalpable. De part et d’autre du chemin, la neige s’entassait en couche compacte, immaculée, d’un rose soutenu.
— C’est le plus beau spectacle qu’il m’ait été donné de contempler, s’extasia Ranuck. Les champs de la gourmandise.
Peggy Sue remarqua un groupe d’enfants qui ramassaient la neige à pleines mains pour en remplir de grands seaux. Le froid leur bleuissait les doigts, et leurs pieds étaient entourés de chiffons. Lorsque le convoi passa à leur hauteur, Peggy vit qu’ils portaient des muselières de cuir et que des gardes armés de fouets surveillaient le moindre de leurs gestes.
— Les muselières… commenta le grand vizir, c’est pour les empêcher de manger la neige. Si on les laissait faire, ils s’en gaveraient à longueur de journée, les petits goinfres ! Ce ne serait pas leur rendre service, n’est-ce pas ?
Peggy se demanda si Ranuck se moquait d’elle ou s’il était sérieux. Dans le doute, elle préféra se taire. Dehors, les enfants travaillaient fiévreusement pour essayer de se réchauffer. Leurs mains étaient constellées d’engelures. La bourrasque rose les enveloppait de son voile douceâtre, donnant à la scène l’allure d’un conte de fées. Peggy se frotta les yeux, mais le spectacle ne s’effaça point. Un garde, indisposé par la curiosité de la jeune fille, ébaucha dans sa direction un geste menaçant.
Il faisait de plus en plus froid, Sébastian et le chien bleu claquaient des dents.
— Je suis navré, bâilla Ranuck, j’aurais dû vous recommander d’emporter des vêtements chauds, je suis d’une distraction impardonnable !
Mais Peggy Sue était sûre qu’il avait agi dans le dessein de donner une leçon à ces étrangers insolents qui se mêlaient de lui reprocher son mode d’alimentation.
— Ne pourrait-on pas avoir une couverture ? gémit la jeune fille dont les lèvres devenaient bleues. Nous autres Terriens supportons mal les basses températures.
— C’est vrai ? fit Ranuck d’un air distrait. Je n’ai rien emporté, mais tout à l’heure nous ferons halte au chalet, vous aurez la possibilité d’acheter des fourrures.
Il ne paraissait pas disposé à se défaire de son manteau de fourrure ou à partager la couverture de loutre sur laquelle il était vautré.
— Buvez du vin chaud, dit-il, goguenard. Des aventuriers tels que vous n’ont rien à redouter du blizzard, n’est-ce pas ? Vous avez affronté tant de dangers… vous êtes de tels héros !
La moquerie perçait sous ses propos.
Sébastian se précipita sur une coupe brûlante et en vida le contenu d’un trait. Comme il n’avait pas mangé depuis une éternité, le vin épais, coupé de miel, lui fit tourner la tête, et il retomba dans son coin, les yeux hagards.
« Quel idiot ! songea Peggy, irritée. À présent il est à moitié ivre. Voilà bien les garçons ! »
— Dès que nous serons au sommet, annonça Ranuck, nous tâcherons de voir le roi. Sa Majesté n’était pas très bien ces temps derniers. Les nerfs, bien sûr. La présence constante de cette bête qui arpente les souterrains de la planète, sous nos pieds. Et puis le dilemme éternel : doit-on ou non l’abattre en lui expédiant une flèche depuis l’entrebâillement d’une crevasse, en finir une fois pour toutes avec cette menace ? Il suffirait d’un carreau[19] d’arbalète bien placé pour la transpercer, c’est vrai… mais que se passerait-il ensuite ? Peut-on nous assurer qu’une fois la Dévoreuse anéantie, Kandarta ne deviendra pas aussitôt un enfer ? Son atmosphère pourrait s’évaporer, sa gravité disparaître… nous nous mettrions alors à flotter dans l’espace, à nous asphyxier… Il est fort possible que seule la magie de la bête rende l’œuf habitable. Comment savoir ? Les magiciens de Kromosa avaient des lueurs sur la question, mais notre bon général Massalia leur a fait trancher la tête sous prétexte qu’ils vénéraient la Dévoreuse. En outre, les gourmets forment à présent une opposition opiniâtre qui n’hésiterait pas à se révolter… voire à prendre le pouvoir, si l’on envisageait de la priver des bienfaits dispensés par la Bête.
Il était évident qu’en parlant au nom des gourmets il ne faisait qu’exprimer ses propres opinions.
Qui régnait à Kromosa ? Walner le roi débile, ou Ranuck le drogué, qui mangeait de la chair humaine à chaque repas ?
— Je persiste à penser que Massalia est un méchant personnage, insista le grand vizir. Il n’aime pas les animaux… Il colporte des calomnies sur la bête des souterrains. Vous savez, mes chers enfants, il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte. Le peuple exagère les méfaits de l’animal. Je crois que la Bête a beaucoup à nous apprendre. Il y aurait de gros avantages à collaborer avec elle. Si l’on cessait de la persécuter, elle serait de moins mauvaise humeur et arrêterait de s’en prendre aux marmots des paysans !
Arrivé au sommet, le convoi s’arrêta devant une palissade de rondins qui, en se déployant sur quatre côtés, formait une sorte de fortin. De petits baraquements s’élevaient aux abords de cette station de sports d’hiver plutôt rustique.
« Ici, pas de gentils moniteurs souriants, songea Peggy, mais des gardes armés jusqu’aux dents. »
— Nous sommes encore trop bas, expliqua Ranuck, la délicieuse gourmandise se déguste au sommet de la montagne. Des chariots chauffés et bâchés de cuir emmènent les gourmets tout en haut du pic, là où l’on trouve la neige la plus pure, la plus chère aussi. Vous verrez d’ailleurs que la couleur en est incomparable.
D’un geste négligent, il désigna une cabane où l’on pouvait louer des fourrures. Peggy et ses amis sautèrent du chariot tandis que le vizir ordonnait à ses hommes de vérifier les attelages.
Les jeunes voyageurs se dirigèrent vers la baraque de rondins.
Peggy Sue grelottait, elle dut prendre sous son bras le chien bleu qui avait disparu au sein de la couche de neige et poussait des jappements angoissés. Les flocons roses collaient à la peau, vous glaçant jusqu’aux os. Par inadvertance, Peggy se passa la langue sur les lèvres, avalant du même coup les menues parcelles neigeuses qui s’étaient collées autour de sa bouche. Elle éprouva un terrible vertige en même temps qu’une bouffée de gourmandise incontrôlable. Ce fut bref mais intense ; elle crut qu’elle allait s’évanouir.
— Attention, chuchota-t-elle à l’intention de Sebastian et du chien bleu, il faut se méfier des flocons et se protéger le visage avec un chiffon. Si vous léchez la neige comme je viens de le faire, une faim dévorante s’emparera de vous. Les trafiquants doivent bien connaître ce phénomène, regardez les gardes : ils sont tous masqués !
C’était vrai. Aucune des sentinelles enveloppées de peau de loup n’avait la bouche découverte. Toutes portaient une muselière de cuir. Sebastian pesta et se plaqua la main sur le bas du visage. Seul le chien bleu s’obstina à tirer la langue et à gober les flocons qui voletaient.
— C’est bon ! jappait-il. Miam ! que c’est bon ! J’en veux encore !
Au moment où ils atteignaient l’auvent de la petite baraque, Sebastian les attira à l’écart. S’étant assuré que personne ne risquait de l’entendre, il murmura :
— Pouvons-nous faire confiance à ce Ranuck ? Il apprécie un peu trop la Dévoreuse, à mon goût ! Je crois que Massalia a raison, c’est bien le chef des compagnons de la pieuvre. Il la défend. Jamais il n’acceptera qu’on se serve de l’arbalète, il faudra se passer de sa permission.
Comme le visage de Peggy Sue trahissait l’hésitation, il ajouta :
— Il est visible que notre mission va contre les intérêts de cet homme. J’ai peur qu’il nous ait attirés dans un piège. Il pourrait bien avoir dans l’idée de nous éliminer… Une fois la palissade franchie, nous serons entre les mains des trafiquants de sorbets.
Sébastian se savait assez fort pour affronter dix hommes et le combat ne l’effrayait pas, mais il redoutait quelque traîtrise et cette histoire de neige délicieuse le mettait mal à l’aise.
— Cet homme ne m’inspire pas confiance, martela-t-il. Il ne nous attaquera pas de front, il le fera par la ruse.
— Tu peux rester ici si tu as peur, proposa le chien bleu, moi j’ai envie de grimper au sommet pour manger un peu de ces merveilleux sorbets.
— Imbécile ! siffla le garçon, regarde-toi, sale roquet ! Tu as avalé trois flocons et tu es déjà du côté de Ranuck. Qu’est-ce que ça sera quand tu en auras mangé une pleine coupe !
Pour mettre fin à l’algarade, Peggy poussa la porte de la baraque. Une bouffée de chaleur bienfaisante salua son entrée. L’intérieur du chalet empestait le suint, la graisse et la fourrure mal tannée. Un gros poêle ronflait dans un coin, jetant des lueurs rouges sur un comptoir encombré de peaux. L’adolescente s’en approcha, plongea les mains dans l’amoncellement de fourrures. Un petit homme obséquieux sortit de l’ombre pour vanter sa marchandise. Peggy trouva les peaux assez bon marché, ce qui l’étonna, car elle avait tout d’abord pensé qu’on chercherait à les escroquer sans vergogne. Mais le marchand avait peut-être identifié la voiture du vizir ? En agissant ainsi, il espérait sans doute s’attirer les bonnes grâces du Premier ministre. Sébastian avait choisi une cape d’ours, Peggy Sue l’imita. Le boutiquier affable procéda à de rapides retouches. Il était d’une extrême habileté et ajusta les vêtements en moins de dix minutes. Peggy tira trois pièces de la bourse que lui avait remise Massalia avant leur départ en mission. Elle se sentait mieux. Ils quittèrent la cabane, engoncés dans leurs fourrures mais désormais protégés du vent.
Ils réintégrèrent le chariot de Ranuck sous les regards narquois des soldats qui se moquaient de leur accoutrement. Sébastian se posta à l’arrière de la voiture, de manière à pouvoir en sauter si besoin était. Rien ne prouvait que le roi les attendait au bout du voyage. Ranuck avait pu imaginer ce piège à la lecture du faux sauf-conduit.
« Il a peut-être deviné nos intentions, songea le jeune homme. Il nous a entraînés ici pour nous éloigner le plus possible de l’arbalète. »
Le convoi s’ébranla, franchissant la palissade. De l’autre côté, le brouillard était encore plus dense et étouffait les bruits. On avait l’impression de se déplacer dans un paysage tapissé de coton rose. Peggy Sue éprouva un malaise furtif. Son estomac vide la torturait ; de plus, elle prenait peu à peu conscience que les flocons de neige avalés par mégarde avaient fortifié son appétit de manière anormale. Jamais elle n’avait eu aussi faim. Des images insolites défilaient dans son esprit. Elle revoyait Ranuck, attablé devant son horrible repas, découpant sans hésiter la cuisse de Ranya étendue sur la table. Le plus étrange, c’était que cette évocation ne la dégoûtait plus autant qu’auparavant.
Elle s’ébroua pour chasser l’hallucination, mais la peur demeura plantée au creux de son sternum, une peur dont elle cernait encore mal les contours.
La voiture cahotait sur les pierres du chemin. Des chariots bâchés de cuir émergèrent enfin de la brume, rangés en cercle.
À cet endroit la neige était d’un rose foncé, presque rouge pâle. Des serviteurs affublés de muselières en remplissaient des coupes d’or qu’ils portaient ensuite jusqu’aux voitures arrêtées. Des mains chargées de bagues jaillissaient alors des rideaux pour s’en emparer avidement. Les beaux seigneurs de Kromosa étaient tous là, occupés à déguster la délicieuse gourmandise tombant du ciel.
À ce spectacle, Ranuck s’agita sur son siège. Il transpirait et ses narines frémissaient comme celles d’un lion qui renifle le gibier.
— La meilleure neige, dit-il d’une voix sourde, le festin des festins. La nourriture des dieux. Quand on y a goûté, les mets les plus rares vous paraissent d’un seul coup aussi nauséabonds qu’un tas de crottes de chèvre.
Sébastian se glissa hors du chariot. Une jeune femme couverte de fourrure errait comme une somnambule dans le paysage enneigé, le visage empreint d’une béatitude qui lui déformait les traits. Les lèvres bleues, elle haletait en gloussant sottement. Une servante affolée essayait de lui faire réintégrer sa voiture.
— Parfois ils marchent jusqu’à ce que le froid les congèle, déclara Ranuck. On les retrouve dans un fossé, plus raides que des statues.
— C’est affreux, s’insurgea Peggy.
— Taisez-vous, petite idiote ! gronda Ranuck, vous ne pouvez pas comprendre. C’est une mort merveilleuse, au contraire.
Il écarta le rideau d’un geste brusque et ajouta :
— La voiture du roi est là-bas, finissons-en.
Il ne se contrôlait plus et mourait d’envie de plonger sa bouche dans la neige. En dépit du froid, la sueur ruisselait sur son front. Il bondit hors de la voiture.
Peggy le suivit malgré la répugnance qu’elle éprouvait à enfoncer ses pieds dans la couche poudreuse. À l’extérieur, le brouillard avait installé une atmosphère crépusculaire. La bourrasque rose recouvrait le sol et les chariots d’un tapis d’une mollesse extrême. L’adolescente eut l’impression d’évoluer dans un univers de crème fouettée. Le paysage ressemblait à une pâtisserie et ce sortilège donnait envie de mordre dans l’écorce des arbres pour s’assurer qu’ils n’étaient pas en chocolat.
— Le chariot du roi est là ! haleta Ranuck qui piétinait dans la neige.
Peggy Sue hocha la tête sans répondre. Elle était engourdie par le froid et la stupeur.
« Je me suis égarée sur un gâteau géant, ne cessait-elle de penser, un gâteau géant. »
Elle aurait voulu réagir, se reprendre, mais un étrange engourdissement s’emparait de son cerveau. Les flocons continuaient à se coller sur ses lèvres, à fondre dans sa bouche… Plus elle avançait, plus la montagne, le sol, les arbres lui apparaissaient sous l’aspect d’un amoncellement de sucre, de crème, de rubans de pâte d’amande. Le vent sentait le miel, les cailloux crissaient sous ses pieds telles des pépites de chocolat.
« Je suis en train de devenir folle, se dit-elle, folle de gourmandise ! »
Ils avaient atteint le chariot royal autour duquel patrouillaient deux centurions emmitouflés dans des peaux de loup. Ranuck écarta la bâche de cuir et se hissa sur le marchepied. L’intérieur de la voiture était tapissé de fourrures et chauffé par un poêle de céramique. Un jeune homme maigre se débattait sur un lit encombré de coussins soyeux. Des servantes se pressaient autour de lui, épongeant la sueur qui ruisselait sur son front. Peggy reconnut Walner d’après les statues qui se dressaient dans les jardins du palais royal. Des yeux déments illuminaient sa grosse tête couverte de fins cheveux jaunes. Il se débattait, cherchant à échapper aux attentions des servantes, brandissant une cuillère d’or et une coupe vide.
— Encore ! hurlait-il d’une voix de garçonnet capricieux. Encore. Je veux un autre sorbet, vite.
Une femme se précipita, apportant une nouvelle coupe de neige rose. Walner y plongea aussitôt sa cuillère. Le froid lui avait bleui les lèvres, mais il ne cessait de transpirer comme si la fièvre le dévorait. Des veines palpitaient sur ses tempes et des frissons le parcouraient de la tête aux pieds.
— Aaah ! râla-t-il en avalant une grosse bouchée de glace, c’est la nourriture des dieux. Ranuck ! Mon bon Ranuck, c’est comme si je mangeais de l’ange… du chérubin cuit à point. C’est une chair si fondante, si… C’est cela, un ange, un jeune ange rôti à la broche, ou encore une sirène aux écailles rosées. Une petite sirène. As-tu déjà mangé de l’ange, Ranuck ? Ou de la sirène ?
À présent il pleurait, au comble de la joie. Il ajouta :
— C’est… c’est la chair d’un animal si fragile qu’il meurt dès qu’on pose la main sur lui. Un souffle d’air suffit à le cuire, et il fond sur la langue dès qu’on le porte à la bouche. C’est doux, crémeux comme un fantôme battu en neige. Oui, c’est cela : un sorbet de fantôme, une crème de spectre.
Il avait déjà vidé la coupe et tendait les mains pour en obtenir une autre. Ranuck s’agenouilla devant lui et tenta d’expliquer l’objet de sa visite, mais ses yeux ne quittaient pas les coupes de glace posées sur un plateau de vermeil à la tête du lit, et ses propos s’embrouillaient. Peggy Sue comprit qu’elle devait l’interrompre avant qu’il ne perde le fil de son discours.
— Nous voudrions tourner un film sur votre planète, mentit-elle. Le cadre est merveilleux, nous aurions besoin de visiter le palais afin de faire quelques repérages…
Mais Walner ne l’écoutait pas ; le regard fixe, il semblait abîmé dans la contemplation d’une table de banquet imaginaire.
— Des galettes de lune à la confiture d’argent, balbutia-t-il, des étoiles frites en beignets, une mousse de brouillard à la vanille, un iceberg à l’anis, une banquise à la menthe.
Peggy Sue avança la main pour le secouer, mais Ranuck s’interposa.
— Vous êtes folle, dit-il, scandalisé, c’est le roi, vous n’avez pas le droit de le toucher. Il faudra attendre demain… à l’aube il sera dégrisé.
— Mange, mon bon Ranuck, bégaya Walner en poussant vers la bouche du vizir une cuillère de sorbet, c’est de la confiture de volcan, de la marmelade de soleil, cela vous illumine l’estomac ! Regarde, je dois briller comme un lampion, je suis sûr que mon ventre est devenu transparent !
Il éclata d’un rire fou, tandis que le vizir avalait gloutonnement la cuillère de neige si obligeamment offerte. Peggy Sue recula, écœurée. Walner était dans l’incapacité de comprendre quoi que ce soit, et dans peu de temps Ranuck l’aurait rejoint sur la pente du délire. Kandarta était-elle donc gouvernée par des irresponsables ?
— Qui sont cette fille et ce chien bleu ? hoqueta le roi en étouffant un gloussement imbécile. C’est une surprise de ton chef cuisinier ? Qu’ils s’approchent, je veux leur mordre la cuisse ! La fille a l’air bien tendre.
Il riait aux larmes et les spasmes secouaient ses côtes saillantes. Les servantes se relayaient, épongeant la sueur de sa fièvre. Peggy battit en retraite, la rage au cœur. Combien de temps allait durer cette mascarade ? Sans même saluer le monarque, elle sauta hors du chariot pour rejoindre Sebastian. Lorsque ses pieds touchèrent le sol, elle eut la sensation de crever la croûte d’une meringue fraîche et une bouffée de gourmandise s’empara d’elle, incontrôlable. Sebastian, qui grelottait en silence, lança :
— Rien à faire, n’est-ce pas ? Je m’en doutais.
— Ils sont en pleine crise, grommela la jeune fille, cette fichue neige leur a tourneboulé le cerveau, voilà qu’ils s’imaginent être en train de manger de l’ange rôti. Je suppose que c’est toujours comme ça. La neige provoque des hallucinations gastronomiques. C’est comme s’ils participaient à un banquet fabuleux et pouvaient absorber des tonnes de nourriture sans être le moins du monde incommodés. Ça a l’air tellement bon qu’après ils deviennent incapables d’avaler des aliments normaux. Ils ont l’impression que tout a un goût détestable.
— Que faut-il faire ? interrogea Sebastian. Le temps passe.
— On ne peut qu’attendre, coupa Peggy Sue, en espérant que leur crise de folie se terminera avec le lever du jour. D’ici là, dormons.
Elle se hissa dans le chariot, roula dans son manteau et ferma les yeux. Sébastian l’imita. En réalité Peggy ne dormait pas. Elle n’aimait pas ce qui était en train de lui arriver, cette espèce de fringale qui faisait de son estomac un gouffre en attente de nourriture. Les quelques flocons qu’elle avait absorbés avaient-ils déclenché en elle une folie analogue à celle dont souffraient Walner et son grand vizir ?
Elle caressa le chien bleu blotti sur ses genoux. Depuis leur arrivée au camp, le petit animal n’avait pas cessé de gober des flocons. Il semblait hagard et ne tenait plus sur ses pattes.
— Comment te sens-tu ? lui demanda Peggy. Tu as l’air bizarre.
— J’suis super bien, balbutia le chien. Ces papillons roses ont un goût génial.
— Quels papillons ?
— Ceux-là… les… les p’tits qui tombent du ciel…
Peggy Sue comprit qu’il faisait allusion aux flocons voletant devant son museau.
— Arrête d’en manger ! lui ordonna-t-elle, tu es en train de perdre la tête.
— Mais non… s’esclaffa l’animal. J’me sens en pleine forme…Et puis, si j’en gobe suffisamment il va me pousser des ailes et je pourrai voler avec eux. Ils m’l’ont dit… tu d’vrais essayer… C’est trop bon.
Au bout d’un moment, il sombra dans une sorte de stupeur dont Peggy Sue ne parvint pas à l’arracher. Incapable de trouver le sommeil, elle sauta sur le sol et se mit à marcher autour des chariots. Le brouillard rose l’enveloppait de ses gifles poudreuses, criblant son visage de piqûres d’aiguille. La jeune fille se masqua la bouche. Autour d’elle, la bourrasque palpitait, étirant au ras du sol ses écharpes de sucre filé qui rappelaient la « barbe à papa » des fêtes foraines.
Peggy fit quelques pas, la faim creusait un trou dans son ventre, une faim anormale qu’elle n’avait jamais éprouvée de toute sa vie.
« C’est l’influence de la neige rose, songea-t-elle, nous n’aurions jamais dû venir ici, c’était une erreur. Ranuck savait ce qui allait arriver. Il espère que nous prendrons goût, nous aussi, à l’enchantement des sorbets. Il veut que nous devenions ses complices. »
Peggy avançait au milieu de la tourmente. Machinalement, ses yeux suivaient les allées et venues des servantes occupées à remplir les coupes d’or avec la neige du sol. La gourmandise la submergea, lui mettant l’eau à la bouche.
« Il faut résister, pensa-t-elle, demain nous aurons quitté la montagne et l’envoûtement cessera. Il faut tenir jusque-là. Oui, tenir. »
Elle s’ébroua. Le froid pénétrait sa cape de fourrure et bleuissait ses mains. Résister, se répéta-t-elle, ne pas basculer du mauvais côté. Mais l’envoûtement était puissant, terrible… et la neige semblait si bonne, si attirante.
Le brouillard se levait, les bourrasques charriaient désormais moins de flocons. La Dévoreuse s’endormait et son souffle n’était plus assez puissant pour grimper jusqu’aux nuages. D’ici un moment la neige cesserait de tomber sur la montagne des délices.
Peggy Sue marcha jusqu’à un promontoire dominant la ville. À présent que la brume se dissipait, on distinguait les dômes dorés de Kromosa. En bas, dans les dernières lueurs du soleil couchant, on apercevait la ville coupée en deux. La fumée bleue coulant sur les ruines du ghetto et, de l’autre côté des remparts, la cité de marbre immaculée, avec ses jets d’eau, ses statues… ses cannibales vêtus de toges de soie !
Elle eut une pensée pour Goussah, qui courait là-bas, et se sentit emplie de tristesse.
Au même moment, un corbeau à bec de fer lui frôla la joue de son aile bleutée. Elle sursauta. Elle détestait ces oiseaux dont l’apparition trahissait toujours l’approche d’un maléfice. Un deuxième corbeau se mit à tourner dans le ciel, puis un troisième. Ils planaient en cercle, sans pousser le moindre cri, comme s’ils scrutaient la montagne, à la recherche de quelqu’un. Un tel comportement n’augurait rien de bon. Peggy sentit son cœur se serrer : « Me surveilleraient-ils ? »
Devinant une présence dans son dos, elle regarda par-dessus son épaule. Le grand vizir se tenait derrière elle, un sorbet à la main. Il le lui offrit. Incapable de résister, l’adolescente s’en saisit.
— Mangez, ma chère enfant, dit Ranuck d’un ton onctueux. Dès que le temps va devenir plus clément il commencera à fondre, et vous aurez laissé passer une belle occasion de vous régaler.
Peggy plongea la petite cuillère d’or dans la glace. Elle sentit la salive envahir sa bouche.
— Trêve de balivernes, déclara soudain le grand vizir d’un ton péremptoire. Allons droit au but… Rejoignez nos rangs. Devenez, vous et vos amis, des compagnons de la pieuvre. Vous en tirerez de grands avantages. Vous êtes célèbres, cela nous sera utile. Imaginez un peu… Nous pourrions construire des parcs à thèmes ici, à proximité de Kromosa. Chacun de ces parcs serait consacré à l’une de vos aventures. Il y aurait le jardin délirant du Sommeil du démon, les baleines cracheuses de cailloux du Zoo ensorcelé, et ainsi de suite. Ce serait facile à réaliser. Les enfants ont confiance en vous, ils vous aiment… ils viendraient par milliers.
— Et alors ? demanda Peggy en portant une cuillerée de sorbet à sa bouche.
— Alors, il suffirait de les conduire dans des décors truqués, où les tentacules de la Dévoreuse les attendraient. Elle pourrait s’emparer d’eux facilement, sans se heurter à des portes blindées, des cages, des dortoirs réfrigérés.
— Vous voulez que nous lui fournissions sa nourriture, c’est ça ?
— Oui, elle souffre, voyez-vous… Les paysans deviennent de plus en plus méfiants. Elle a désormais beaucoup de mal à se nourrir correctement. Il faut l’aider, sinon elle nous punira, elle cessera de nous délivrer la délicieuse gourmandise ! Nous n’aurons plus aucune raison de vivre…
Peggy avala quelques miettes de neige rose. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû, mais ç’avait été plus fort qu’elle, elle n’avait pu s’en empêcher. Elle frissonna de la tête aux pieds, et elle eut l’illusion que même ses cheveux changeaient de couleur trois fois par minute. Jamais elle n’avait mangé quelque chose d’aussi bon, cela valait toutes les crèmes au chocolat du monde, c’était… c’était… indescriptible !
— Je sens que nous nous comprenons, ricana Ranuck en s’apercevant que sa jeune interlocutrice était désormais sous l’influence de la neige rose. Nous devons aider la bête des souterrains. Elle est seule contre tous. Elle représente l’avenir. Avec votre aide, nous la sauverons.
Peggy hocha la tête. Elle n’y voyait plus très clair. Plus elle y réfléchissait, plus cette idée de parc à thèmes lui semblait bonne… Les gosses ne se méfieraient pas ; une fois qu’ils auraient disparu, la direction s’indignerait de ce que la Dévoreuse ne respectait rien, pas même le parc Peggy Sue et les fantômes, et le tour serait joué !
— Nous reparlerons de tout cela une fois de retour au palais, murmura Ranuck. Je vous présenterai aux autres compagnons. Nous organiserons une petite cérémonie pour fêter votre entrée dans nos rangs. Je suis très satisfait de cette conversation.
Après un dernier sourire, il tourna les talons et disparut au sein des flocons. Peggy demeura immobile, en proie au vertige. Ses pensées lui échappaient. Elle s’aperçut qu’elle riait toute seule.
Sébastian apparut soudain devant elle et la secoua.
— Qu’est-ce que tu fiches ? s’emporta-t-il. Tu as l’air d’une folle. (Avisant la coupe d’or que l’adolescente tenait toujours à la main, il ajouta :) tu as mangé cette cochonnerie ? Tu es dingue !
— J’ai… j’ai trouvé le moyen de rester au palais… bredouilla Peggy, penaude. Nous allons faire semblant de nous allier aux compagnons de la pieuvre ; comme ça nous pourrons circuler en toute liberté et accéder à l’arbalète… C’est super, non ?
— Ouais, grommela le jeune homme, dubitatif, à condition de faire semblant. Mais si tu continues à manger cette saleté, tu seras réellement des leurs !